Article d'Ella Maillart, hebdomadaire parisien Vu, décembre 1931 :
La fin du Firecrest
Un fait incroyable s’est produit : Le voilier qui fit le tour du monde mené par un seul homme, s’est perdu sur les côtes de France, alors qu’il était à la charge de 20 hommes et d’un remorqueur. Comment ? Pourquoi ? Les journaux n’ont fourni que des explications qui n’en sont pas. Mais en attendant le résultat de l’enquête qui a été ordonnée, on ne peut s’empêcher de formuler quelques commentaires au sujet de cette mort. Le mot n’est pas trop fort pour ceux qui savent combien un voilier peut être vivant ; les marins anglais qui emploient couramment ce mot en parlant du sort du Firecrest le comprennent bien.
Voici ce que nous savons. Le samedi 25 août, le Firecrest remorqué par le Réville quittait Cherbourg à destination de Brest, faisait escale le soir à Saint-Pierre de Guernesey. Le dimanche, l’appareillage avait lieu par temps favorable, mais deux heures plus tard, la remorque cassait et l’on était obligé de la remplacer. La Dépêche de Brest ajoute : « On ne tarda pas à s’apercevoir que la remorque se tendait bien plus qu’auparavant, que le Firecrest offrait plus de résistance, qu’on ne le tirait qu’à la secousse et qu’il n’avait plus la même ligne de flottaison. A l’examen, on put constater que les chevilles qui retenaient la barre de gouvernail avaient été arrachées puis, que les lattes du pont s’étaient disjointes à l’arrière. Rapidement le bateau coulait. Il s’enfonça par l’arrière et disparut. »
Alain Gerbault lui-même ne sait rien de plus que les journaux et lorsque l’on essaie de se renseigner, on apprend que les autorités qualifiées observent un mutisme concerté et ne confient au télégraphe que des messages chiffrés.
Avant de marquer les responsabilités, il faut bien comprendre ce que c’est un remorquage. C’est un des plus délicats problèmes du métier de marin. Quelques-uns d'entre nous savent ce qu’un youyou à la traîne peut amener de complications dès que la vitesse ou la mer augmentent ; en principe, il y a toujours trop de vitesse et pas assez de longueur de remorque. Avec un bateau plus grand à quille, on observe les mêmes complications, mais sur une plus grande échelle.
Comme je me rappelle nettement ma première expérience de remorquage ! C’était en Méditerranée, par beau temps au printemps. Jamais notre vaillante Perlette ne fut si près de couler que ce jour-là. Dans le port de Cannes, notre voisin était un yacht à moteur et comme nous, en partance pour Menton. Nous avions léger vent debout et le propriétaire du moteur insista pour nous prendre en remorque. Nous faisons l’erreur d’accepter cette offre et amenons notre aussière à son bord.
Le moteur sort du port à une allure qui nous semble excessive et, aussitôt, nos soucis commencent. Nous n’étions pour ainsi dire plus à flot. Notre coque forçait sa route au travers d’une épaisseur liquide, l’étrave à moitié hors de l’eau, le bout dehors pointant vers les nuages. Sur notre sous-barbe en filin d’acier, les torons de notre aussière de remorque s’usaient peu à peu. Sous la main, la barre vibrait péniblement. Le bateau souffrait visiblement et les bordés de pont, ainsi que les membrures à l’arrière commençaient à « travailler ». La pression produite par la trop grande vitesse trouvait son plus grand point de résistance en rencontrant la voûte, au-dessus du puits de gouvernail. En effet, le bateau hors de ses lignes, au lieu de n’offrir que des surfaces fuyantes, peinait sous cette poussée anormale.
La conséquence ne se fit pas attendre : Dans la cabine, l’eau couvrait déjà le plancher de notre voilier jusqu’ici toujours étanche. Il fallut pomper. Enfin, les gens du moteur comprirent la signification de nos signaux désespérés et diminuèrent la vitesse. Il ne leur venait pas à l’idée que vu la longueur de notre coque nous ne pouvions pas dépasser six nœuds sans courir les plus grands dangers. S’ils avaient conservé la même vitesse, pour sauver Perlette, nous aurions dû couper la remorque sans tarder... Plus tard, il y eut de la mer ; nous dûmes allonger l’aussière et zigzaguer dans les creux liquides, évitant les embardées et les chocs violents contre les paquets de mer. Si personne n’avait été à bord, Perlette aurait certainement coulé aussi aisément que le Firecrest.
La vitesse maximum du Firecrest était de sept nœuds trois-quarts et par mer contraire, quatre nœuds ne devaient pas être dépassés. Mais qui donc était à bord pour surveiller la vitesse, pour larguer la remorque dangereuse ? Pour tenir la route ? Pour éviter d’un coup de barre opportun les bosses dures de la mer ? Pour pomper l’eau alourdissante ? Nous dira-t-on jamais quelle était la vitesse du remorqueur ? la longueur de l’aussière ? Pourquoi a-t-elle été commise, cette faute impardonnable de ne mettre personne à bord ? Somme toute, les voiles étaient enverguées et le bateau prêt à naviguer le cas échéant. Quand on perd un bateau, les lois du métier veulent que l’on prenne un relèvement de l’emplacement et qu’on y mouille une bouée. Qu’a-t-il été fait ?
J’entends dire parfois que le Firecrest était un vieux bateau pourri et qu’Alain Gerbault doit être bien content de s’en être débarrassé pour 120 000 francs. En 1923, je fus bien souvent à bord du voilier légendaire et, lors de son retour en 1929, j’ai navigué à son bord en Manche ; c’est en connaissance de cause que je peux affirmer que ce n’était certes pas un bateau fini. Il avait même relativement si peu fatigué que son mât et sa bôme intacts furent transportés, ce printemps, sur le nouveau voilier. Assurément, cette coque n’était pas désignée pour repartir de longues années durant, vivre les fatigues de la haute mer pendant des mois sans repos. Mais de là à naviguer quelques jours sur les côtes de France, c’est une autre question. Le gréement était neuf et Gerbault avait tenu à ce que tout soit en ordre avant ce départ pour Brest. Si on le lui avait demandé, il aurait lui-même mené son bateau à destination, car il lui était pénible de le voir manié par des étrangers. Le 31 mai il avait été pris en remorque par calme plat, du Havre à Cherbourg ; il était resté à la barre toute la nuit. Au matin, il remettait son voilier à la Marine française, personnifiée par un quartier-maître.
D’autre part, il serait bon de faire connaître que Gerbault a reçu une offre de 500.000 francs d’une entreprise de publicité qui désirait son bateau. (Et je ne mentionne pas les propositions d’Américains amateurs de bateaux rares !) Mais il estime qu’il n’a pas fait sa croisière dans le but d’enrichir d’autres gens ; il refuse catégoriquement.
Il aurait préféré garder et entretenir son bateau ; lui assurer une retraite paisible. Mais il veut réaliser son rêve : faire construire un voilier mieux équilibré que le Firecrest. Cela demande beaucoup d’argent. Il décide de céder son bateau à la Marine contre une indemnité (qu’il n’a pas encore touchée) de 120.000 francs. Il veut bien que les jeunes marins reçoivent son bateau, le conservent et comprennent sa croisière. D’un ton ému et ironique à la fois – comme s’il craignait de se prendre au sérieux – Gerbault dit : « Bien sûr, mon bateau n’a pas pu supporter le fait de naviguer sans moi ! » Puis, avec force, il ajoute : « Ceux qui sont incapables de le mener ne méritaient pas de le garder. »
© Ella Maillart, 1931